Pourquoi éliminer les bonnes graisses est une erreur : leçons des biais historiques en nutrition

Article rédigé par Anne-Christine DUSS – Nutritionniste, Genève

Depuis plusieurs décennies, les régimes pauvres en graisses ont été largement popularisés, associant lipides à prise de poids, voire à maladies cardiovasculaires. Cette diabolisation des graisses s’est imposée dans l’opinion publique à partir des années 1950-1970, notamment suite à des études observationnelles qui établissaient une corrélation entre une alimentation riche en graisses saturées et un risque cardiovasculaire accru.

Pourtant, la science nutritionnelle actuelle confirme qu’éliminer toutes les graisses, en particulier les bonnes graisses, est une erreur aux conséquences potentiellement graves pour la santé. Les lipides de qualité sont non seulement essentiels à la vie, mais ils jouent aussi un rôle crucial dans la prévention de nombreuses pathologies, dont les maladies dégénératives et certains cancers.

Le biais de Keynes, célèbre économiste

Ce glissement historique illustre parfaitement ce que l’on pourrait qualifier de biais de Keynes, un biais de pensée qui consiste à simplifier à l’extrême des phénomènes complexes, en oubliant les effets secondaires ou à long terme. John Maynard Keynes, célèbre économiste, rappelait que “le problème n’est pas que nous soyons trop intelligents, mais que nous soyons trop prompts à simplifier des problèmes complexes sans en mesurer toutes les implications”.

En nutrition, ce biais s’est manifesté par une approche réductionniste : “Graisses = mauvaises = à éliminer”. Cette vision a abouti à la promotion de produits allégés, ultra-transformés, souvent enrichis en sucres ou en additifs, censés compenser l’absence de graisses — avec pour résultat une explosion des maladies métaboliques (obésité, diabète de type 2, syndrome métabolique) dans les pays occidentaux.

En cherchant à corriger un problème (les maladies cardiovasculaires) par une solution simpliste (réduction massive des lipides alimentaires), on a créé de nouvelles problématiques de santé publique encore plus préoccupantes. Le biais de Keynes nous enseigne ici une leçon précieuse : en nutrition comme en économie, toute intervention doit être pensée dans sa globalité, avec une vision systémique, sous peine de voir émerger des effets pervers plus graves que le problème initial.

Aujourd’hui, la réhabilitation des bonnes graisses (acides gras monoinsaturés, polyinsaturés oméga-3, graisses naturelles peu transformées) est un retour à une vision plus fine, plus équilibrée de l’alimentation humaine — respectueuse de nos besoins biologiques fondamentaux et consciente de la complexité du vivant.

Les biais de Ancel Keys, physiologiste

Dans les années 1950, le scientifique Ancel Keys est l’une des figures centrales qui a profondément influencé la vision négative des graisses alimentaires en Occident. C’est lui qui, à travers ses travaux, a popularisé l’idée que les graisses saturées étaient responsables de l’augmentation des maladies cardiovasculaires.

Qui était Ancel Keys ?

Ancel Keys était un physiologiste américain. Il est célèbre pour deux grandes contributions :

  • Le développement des rations K (kits alimentaires pour les soldats américains durant la Seconde Guerre mondiale),
  • Et surtout, pour son implication majeure dans l’étude des “Sept pays” (Seven Countries Study) publiée à partir de la fin des années 1950.
  • Keys est aussi celui qui a fortement promu le “régime méditerranéen”, notamment basé sur l’alimentation crétoise (régime riche en fruits, légumes, huile d’olive, légumineuses, poissons), après avoir observé la santé remarquable des populations de Crète et d’Italie du Sud à l’époque.

L’erreur méthodologique de l’étude de Keys

L’étude des Sept Pays est considérée comme fondatrice pour le lien entre graisses saturées et maladies cardiovasculaires, mais elle est aujourd’hui largement critiquée pour plusieurs biais majeurs :

  1. Sélection biaisée des pays. À l’origine, Keys disposait de données pour 22 pays, mais il n’en a sélectionné que 7 pour son étude finale — ceux qui confirmaient son hypothèse initiale (à savoir que plus une population consomme de graisses saturées, plus elle souffre de maladies cardiovasculaires).
    Les pays qui contredisaient cette corrélation, comme la France (forte consommation de graisses mais faible taux de maladies cardiaques (lors de l’étude), connu plus tard sous le nom de “French Paradox”) ou la Suisse, ont été exclus de l’analyse principale.
  2. Confusion entre corrélation et causalité
    Keys a trouvé une corrélation entre consommation de graisses saturées et maladies cardiovasculaires, mais corrélation ne signifie pas causalité. D’autres facteurs confondants (tabagisme, activité physique, qualité générale de l’alimentation, stress, accès aux soins médicaux) n’ont pas été suffisamment pris en compte dans l’analyse.
  3. Sous-estimation du rôle des glucides
    À l’époque, l’impact des sucres et glucides raffinés sur la santé cardiovasculaire était sous-estimé, voire ignoré. Keys a concentré toute son attention sur les graisses, alors que la surconsommation de sucres et d’aliments ultra-transformés est aujourd’hui reconnue comme un facteur majeur de l’obésité, du diabète et des maladies cardiaques.
  4. Mode de vie global non évalué
    Par exemple, en Crète, ce n’était pas seulement l’alimentation qui était protectrice, mais aussi un mode de vie rural actif, peu de stress, de longues marches quotidiennes, une vie sociale forte, etc. Réduire la “santé crétoise” à la seule faible consommation de graisses animales était une simplification grossière.

Résultat : une diabolisation durable des graisses

À partir des années 1960-1970, sous l’influence des travaux de Keys, les autorités sanitaires américaines et européennes ont préconisé de réduire drastiquement l’apport en graisses, notamment saturées.
Cela a entraîné une explosion des produits allégés en graisses mais riches en sucres, ainsi qu’une augmentation spectaculaire des maladies métaboliques (diabète de type 2, obésité, syndrome métabolique) dans les décennies suivantes.

Ironiquement, Ancel Keys lui-même, dans ses écrits tardifs, soutenait le modèle du régime méditerranéen, riche en bonnes graisses naturelles (huile d’olive, noix, poissons gras) — mais le message public avait déjà été simplifié et détourné en “moins de graisses = meilleure santé”, sans distinguer la nature des lipides.

Quand Keynes et Keys nous enseignent les dangers des biais simplificateurs

L’histoire nutritionnelle des graisses alimentaires est un parfait exemple des dangers des biais cognitifs dans la construction des recommandations de santé publique.

John Maynard Keynes nous mettait déjà en garde contre la tendance humaine à simplifier à outrance des réalités complexes, en négligeant les conséquences indirectes de nos décisions. Ce biais de simplification s’est illustré de manière dramatique dans les travaux d’Ancel Keys, dont l’étude biaisée a influencé pendant plusieurs décennies les politiques nutritionnelles mondiales et continues encore à l’influencer à l’heure actuelle.

En voulant corréler la consommation de graisses saturées à l’incidence des maladies cardiovasculaires, Keys a péché par réductionnisme :

  • en sélectionnant uniquement les données qui confirmaient son hypothèse,
  • en négligeant des facteurs de confusion majeurs,
  • et en enfermant l’opinion publique dans une vision manichéenne des lipides (“graisses = ennemies”).

La conséquence a été catastrophique :

  • en diabolisant globalement les graisses, la société a favorisé la consommation d’aliments transformés, appauvris en lipides naturels mais enrichis en sucres raffinés — contribuant ainsi à une explosion de l’obésité, du diabète et des maladies métaboliques.

Cet épisode historique nous rappelle qu’en nutrition comme en économie, la prudence, la rigueur scientifique et une approche systémique sont indispensables pour éviter de tomber dans des raisonnements simplistes aux conséquences dramatiques.

Méfions-nous des solutions “évidentes” : la santé humaine est le produit de multiples facteurs intriqués, et chaque intervention doit être pensée avec humilité, recul et vision à long terme.

Références

Études scientifiques et articles majeurs

Keys A., Seven Countries: A Multivariate Analysis of Death and Coronary Heart Disease. Harvard University Press, 1980.
➔ L’étude de référence d’Ancel Keys, souvent critiquée pour sa méthodologie.

Ramsden CE, et al. (2016) – “Re-evaluation of the traditional diet-heart hypothesis: analysis of recovered data from the Minnesota Coronary Experiment (1968-73)”. BMJ, 353:i1246.
➔ Une analyse historique critique montrant que remplacer les graisses saturées par des huiles végétales n’a pas amélioré la mortalité cardiovasculaire.

Siri-Tarino PW, Sun Q, Hu FB, Krauss RM. (2010) – “Meta-analysis of prospective cohort studies evaluating the association of saturated fat with cardiovascular disease.” American Journal of Clinical Nutrition, 91(3):535-546.
➔ Une méta-analyse célèbre remettant en cause la diabolisation systématique des graisses saturées.

Mozaffarian D, et al. (2010) – “Effects on coronary heart disease of increasing polyunsaturated fat in place of saturated fat: a systematic review and meta-analysis.” PLoS Medicine, 7(3):e1000252.
➔ Montre que remplacer certaines graisses saturées par des oméga-3 et 6 peut être bénéfique, mais souligne la complexité des interactions.

Lustig RH. (2013) – Fat Chance: Beating the Odds Against Sugar, Processed Food, Obesity, and Disease.
➔ Livre majeur sur le rôle des sucres et l’erreur historique d’avoir tout misé sur les graisses comme coupables uniques.

Hu FB, Manson JE, Willett WC. (2001) – “Types of dietary fat and risk of coronary heart disease: a critical review.” Journal of the American College of Nutrition, 20(1):5-19.
➔ Analyse qui distingue les effets des différents types de graisses.

Sur les biais et les erreurs méthodologiques

John Maynard Keynes – Cité pour sa réflexion sur la simplification excessive et ses dangers, notamment dans The General Theory of Employment, Interest and Money (1936).

Ioannidis JPA. (2005) – “Why Most Published Research Findings Are False.” PLOS Medicine, 2(8):e124.
➔ À utiliser pour évoquer l’importance des biais dans la recherche scientifique en général.

Ressources complémentaires grand public

Gary Taubes – Good Calories, Bad Calories (2007) / en français La grande détox
➔ Analyse journalistique puissante sur les erreurs de la guerre contre les graisses.

Nina Teicholz – The Big Fat Surprise (2014)
➔ Livre qui explore en profondeur comment les graisses ont été injustement diabolisées et comment la science a été manipulée.