Autisme Asperger et anorexie mentale : comprendre les liens et défis partagés

Article rédigé par Anne-Christine DUSS – Nutritionniste, Genève

Introduction

Bien que le syndrome d’Asperger, un trouble du spectre de l’autisme (TSA) sans déficience intellectuelle, et l’anorexie mentale, un trouble alimentaire caractérisé par une restriction calorique sévère et une peur intense de la prise de poids, soient des pathologies distinctes, des recherches récentes montrent des recoupements significatifs entre elles. Les deux troubles partagent des caractéristiques cognitives et comportementales. Une compréhension approfondie de ces liens pourrait améliorer le diagnostic et les traitements.

1. Rigidité cognitive et comportements de routine

Les personnes atteintes de TSA, y compris le syndrome d’Asperger, présentent souvent une rigidité cognitive importante, menant à des comportements routiniers et des habitudes rigides. Ces traits peuvent se retrouver dans l’anorexie mentale, où les personnes établissent des routines alimentaires inflexibles et se concentrent sur des objectifs de poids stricts. Dans les deux cas, cette rigidité peut rendre difficile tout changement de comportement alimentaire, parfois perçu comme une perte de contrôle.

2. Hypersensibilité sensorielle et comportements alimentaires sélectifs

Les personnes Asperger manifestent fréquemment une hypersensibilité sensorielle (textures, goûts, odeurs des aliments), ce qui peut contribuer à une sélectivité alimentaire intense. Cette sensibilité peut les amener à éviter de nombreux aliments et à se limiter à un régime alimentaire restreint, augmentant le risque de déséquilibres nutritionnels. Cette relation est documentée dans plusieurs études montrant que la sélectivité alimentaire peut évoluer vers des comportements de restriction similaires à ceux observés dans l’anorexie mentale.

3. Gestion des émotions et alexithymie

L’alexithymie, ou difficulté à identifier et exprimer ses émotions, est courante chez les personnes Asperger. Elle peut entraîner des comportements de contrôle alimentaire pour gérer des émotions ressenties mais difficilement identifiables, conduisant à l’évitement émotionnel à travers la restriction alimentaire. Dans l’anorexie mentale, ce mécanisme se retrouve fréquemment, avec des études montrant que des personnes limitent leur alimentation pour réduire leur anxiété ou leur inconfort émotionnel.

4. Des traits cognitifs communs : perfectionnisme et autocritique

Les traits de perfectionnisme et d’autocritique sont fréquemment observés à la fois chez les personnes Asperger et celles souffrant d’anorexie mentale. Les deux populations peuvent se fixer des objectifs personnels très élevés et irréalistes, surtout en matière de contrôle du poids et de l’apparence physique, ce qui peut exacerber les comportements alimentaires restrictifs. Ce perfectionnisme est souvent lié à une faible estime de soi et à une recherche de contrôle pour compenser une insatisfaction personnelle.

5. Statistiques et prévalence : une relation fréquente

Les études estiment qu’environ 20 à 30 % des personnes souffrant d’anorexie mentale présentent des traits de TSA, contre environ 1 à 2 % dans la population générale. Ce chevauchement est particulièrement marqué chez les femmes, qui sont souvent sous-diagnostiquées pour le TSA. Les symptômes de TSA chez les femmes peuvent se manifester de manière plus subtile, les conduisant à recevoir un diagnostic d’anorexie mentale sans reconnaissance de leur profil autistique.

Implications pour le traitement : vers une approche personnalisée

Le traitement de l’anorexie mentale chez les personnes Asperger nécessite une approche spécifique, combinant les interventions classiques de l’anorexie avec des ajustements pour répondre aux besoins spécifiques des personnes avec TSA.

Approche pluridisciplinaire`
Les soins optimaux pour ce profil nécessitent une équipe pluridisciplinaire comprenant nutritionnistes, psychiatres, et thérapeutes spécialisés dans le TSA. Cela permet de mieux identifier et gérer les déclencheurs sensoriels et les besoins émotionnels des personnes.

  • Gestion des sensibilités sensorielles : Le traitement doit également prendre en compte l’hypersensibilité sensorielle. Des thérapies progressives pour l’adaptation sensorielle, telles que la désensibilisation aux textures alimentaires, peuvent permettre aux patients d’élargir leur répertoire alimentaire sans générer un stress excessif.
  • Thérapie comportementale et cognitive (TCC) : La TCC adaptée aux TSA peut être bénéfique pour restructurer les pensées rigides et explorer une approche plus flexible de l’alimentation et de la perception corporelle. Les techniques de restructuration cognitive sont également utiles pour travailler sur les comportements de contrôle de la nourriture, souvent exacerbés par la rigidité cognitive du TSA.
  • Soutien pour l’autonomie et le bien-être : Le soutien en matière d’autonomie dans la vie quotidienne, y compris des conseils de gestion du stress environnemental, peut favoriser le bien-être général et réduire les comportements restrictifs liés à l’alimentation. Ce soutien pourrait passer par des conseils pratiques en gestion sensorielle et des stratégies de régulation émotionnelle spécifiques.

Conclusion

Les liens entre le syndrome d’Asperger et l’anorexie mentale soulignent la complexité de ces troubles et la nécessité de mieux comprendre les spécificités de chaque personne pour proposer des soins personnalisés. Ce profil unique de TSA et d’anorexie mentale requiert des interventions adaptées aux besoins sensoriels, cognitifs, et émotionnels. En misant sur une approche pluridisciplinaire et des stratégies de soutien spécifiques, on peut espérer apporter une prise en charge plus efficace et améliorer la qualité de vie des personnes concernées.


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